Le destin de Travis Alexander

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Le soir du 9 juin 2008, Mimi Hall lance un appel de détresse aux services d’urgence de Mesa, en Arizona. Elle vient de découvrir le corps mutilé de son ami Travis Alexander, recroquevillé dans sa douche, au bout d’un long couloir maculé de sang. L’autopsie révélera que le jeune Mormon de 30 ans a été poignardé à 29 reprises, avant d’être égorgé d’une oreille à l’autre et de recevoir un coup de pistolet au  visage.

Les soupçons se tournent immédiatement vers Jodi Arias. L’ex-petite-amie avait piraté ses comptes facebook et bancaire, s’était introduite chez lui par la porte pour chien, l’avait espionné lors de rendez-vous galants, avait laissé des messages haineux à sa nouvelle flamme, avait à deux reprises crevé les pneus de sa voiture. On l’avait même un jour trouvée cachée derrière le sapin de Noël.

Les proches de la victime sont unanimes : Jodi Arias harcelait Travis Alexander à la manière de Glenn Close dans Fatal Attraction. Personne d’autre qu’elle n’aurait pu vouloir s’en prendre à lui.

Le meurtre en images

La serveuse-aspirante-photographe nie tout lors de son premier interrogatoire avec le détective Esteban Flores. Elle affirme que, le soir du meurtre, elle était en route depuis Yreka en Californie vers l’Utah, où elle devait rejoindre un amant du nom de Ryan Burns. Elle n’avait pas vu Travis Alexander ni ne s’était rendue en Arizona depuis des semaines. Elle jure qu’elle n’aurait aucune raison de lui en vouloir et que, surtout, jamais, jamais n’aurait-elle pu lui faire de mal.

imagesOr, la preuve est accablante: l’empreinte de sa paume ensanglantée sur le mur du couloir, un de ses longs cheveux collé dans le sang séché de son ancien amoureux, des photos prises accidentellement par un appareil tombé par terre et déclenché durant le meurtre, miraculeusement récupérées d’une carte mémoire ayant traversé un cycle complet dans une machine à laver. Esteban Flores lui parle des photos compromettantes, mais il n’accepte de lui montrer que celles qui prouvent sa présence sur les lieux et à l’heure du crime.

Le lendemain, l’histoire a changé. C’est vrai, admet-elle sans avoir vu les photos, elle était là. Elle n’a pas voulu le dire car elle craint pour sa vie et celle de sa famille. Deux agresseurs armés, un homme et une femme, ont surgi chez lui pendant qu’elle le photographiait sous la douche. Ils l’ont attaqué et tué. Elle a eu la vie sauve, sous la menace de représailles si elle divulguait quoi que ce soit à quiconque.

UnknownL’histoire est abracadabrante, truffée de détails aussi incroyables les uns que les autres, mais l’accusée ne se laisse pas démonter par l’incrédulité du détective Flores. Elle maintiendra sa position pendant plusieurs années et ira jusqu’à la raconter en entrevue télévisée pour deux émissions sur cette affaire.

Après avoir changé d’avocats à plusieurs reprises, elle pond la version définitive des événements. Elle était là, elle l’avoue. Elle l’a tué. Il s’est enragé contre elle parce qu’elle a échappé l’appareil photo. Il s’est rué hors de la douche, nu et mouillé, pour l’attaquer. Elle a eu peur de mourir. C’était de la légitime défense. Elle a tiré un coup de feu. Elle ne sait pas. Elle n’a aucun souvenir de ce qui s’est passé ensuite. Ni des 29 coups de couteau, ni de l’égorgement, ni de l’avoir traîné dans la douche où on l’a retrouvé, ni d’avoir lavé une caméra dans une machine à linge.

psycho2La poursuite repose en partie sur une preuve inusitée et résolument de notre temps. Une caméra numérique a pris toute seule, et refusé d’effacer pour de bon, les photos les plus incriminantes pour la meurtrière. Elle a rendu des images accidentelles d’un meurtre en plein déroulement. Elle a aussi raconté en images les dernières minutes de la vie de Travis Alexander, étrangement similaires aux dernières minutes de la vie de Marion Crane dans le chef-d’œuvre d’Alfred Hitchcock.
Comme si la caméra, dotée d’une volonté autonome, s’était retournée contre l’aspirante photographe qui s’en était servie pour immortaliser la mise à mort de son amant.
Cette preuve donne le vertige en brouillant les frontières entre le cinéma et la vie, entre l’intime et le public, entre la machine et l’homme, entre la sexualité et la mort.

 

L’interminable  procès

Le procès pour meurtre a duré 56 jours. L’accusée a été interrogée, contre-interorrogée, expertisée, contre-expertisée à satiété. Les détails les plus intimes de sa sexualité débridée avec l’amant assassiné ont été décortiqués, textos, photos explicites et enregistrements audios à l’appui.

«Peur, amour, sexe, mensonges et sales petits secrets » a emphatiquement tenté l’avocat Kirk Nurmi dans un ultime effort pour sauver sa cliente. L’humaine condition ou la grecque tragédie, l’accusée victime de sa victime, aspirée dans un tourbillon infernal de sexe et de violence.

Le procès vient de se clore à la cour criminelle du comté de Maricopa. La défense a échoué à remonter la pente abrupte vers l’acquittement. Le 8 mai 2013, Jodi Arias est reconnue coupable de meurtre prémédité. Le 15 mai, le jury statue que la cruauté du crime la rend éligible à la peine de mort.

Le 23 mai 2013, coup de théâtre. Le jury déclare être arrivé à une impasse quant à la sentence. Un nouveau jury doit être formé pour décider si elle est condamnée à la peine de mort ou à la prison à perpétuité.

On aura bientôt droit à de nouvelles audiences.

L’apothéose de la télé-réalité

Tout de ce procès s’est déroulé sur la place publique. Les Américains ont pu regarder en direct chacune des 56 journées d’audience. Ils ont eu droit à des entrevues, des analyses d’experts, des documentaires diffusés sur toutes les chaînes. HLN, une branche de CNN, est allé jusqu’à consacrer l’entièreté de sa programmation à la couverture de ce fait divers. Psychiatres, psychologues, spécialistes du langage non-verbal (« body language experts »), procureurs, avocats, juges à la retraite, médecins légistes, amis du défunt, amis de l’accusée, badauds se sont succédés à cœur de jour sur les écrans de télé. Sur internet, on a vu un déluge de vidéos, de tweets, de pages FB, de blogues en tous genres, de sites web consacrés à l’affaire. C’est sans compter les entrevues données à profusion par l’accusée elle-même, entrevues qui à leur tour alimentaient les experts et commentateurs, qui n’en manquaient pas un soupir ni un clignement d’yeux.

Les Etats-Unis ont atteint l’apothéose de la téléréalité. Jodi Arias a remporté la palme de la femme la plus haïe d’Amérique.

Les acteurs de la défense ont été dénigrés sur toutes les tribunes, voire personnellement menacés : les avocats Nurmi et Wilmot,  les experts trop empathiques Richard Samuels et Alyce Laviolette. L’un des jurés s’étant prononcés contre la peine de mort est harcelé jusque chez lui. Des carrières sont irrémédiablement entachées. Des réputations détruites. Quiconque a défendu la sorcière, ou même s’aventure à s’exprimer contre la peine de mort, est publiquement villipendé, et avec acharnement.

imagesDe leur côté, les acteurs de la poursuite sont devenus des héros : Juan Martinez, le justicier passionné, le chasseur de vérité, le pourfendeur du mal ; Dr Kevin Horn, le séduisant médecin légiste, rigoureux, capable de décrire la brutalité du crime et la séquence des événements;  le calme et minutieux détective Esteban Flores, qui ne paie pas de mine, mais qui a su déjouer les tentatives de manipulation de la séductrice ; la psychologue Jeannine Demarte, l’experte au jugement professionnel sûr, qui ne s’est pas laissée berner.

Voyeurisme ordinaire et malaise dans la télévision

Dans les minutes suivant le verdict de culpabilité, la meurtrière ne se tourne ni vers ses avocats, ni vers sa famille, mais donne une entrevue à un journaliste de Fox News qu’elle a elle-même contacté quelques jours plus tôt. Elle y réclame la peine de mort et exprime se sentir trahie par le jury. Quelques jours plus tard, elle supplie ce même jury de plutôt la condamner à perpétuité ; elle se rend compte qu’elle peut être encore utile à la société, donner ses cheveux pour des perruques destinés à des gens atteints du cancer, mettre sur pied un programme de recyclage en prison susceptible d’avoir un impact sur la planète, animer des clubs de lecture pour éduquer les autres prisonnières…

Le spectateur est médusé. Comment, mais comment diable peut-on avoir tant de culot? Comment, nom de nom, peut-on afficher tant de vanité à une heure si grave, dans un contexte si terrible? Les spécialistes en perdent leur latin; Dr Drew on callune émission quotidienne consacrée à l’analyse psychologique du personnage, nous les montre sidérés, rivalisant d’ingéniosité diagnostique pour mettre un mot sur ce trou noir: narcissique, sociopathe, psychopathe, antisociale, borderline…  Dans la télé-psychologie, il doit bien y avoir un terme pour nommer un tel culot.

Finalement, en attendant le résultat des délibérations sur sa sentence, elle fait un blitz d’entrevues télévisées, maquillée, coiffée, cadrée pour la caméra. Elle veut promouvoir la cause des victimes de violence conjugale et au passage salit à nouveau la mémoire de Travis Alexander. Les journalistes se bousculent pour lui parler, et ceux qui y parviennent sont eux-même interviewés pour raconter leur expérience.

Des millions d’Américains suivent les moindres détails de tout ce qui se joue là. Du jamais vu, dit-on, même dans les procès les plus médiatisés, O.J. Simpson, Michael Jackson, Casey Anthoney. HLN et consorts fracassent des records de cote d’écoute.

images-1L’obscénité de cette femme jolie et articulée dépasse la fiction. On fera des analyses de cas et on écrira des livres à son sujet tant elle brouille toutes les frontières, heurte toute morale et subvertit tous les repères.

L’«énigmatique tueuse américaine», titulaire d’une place auprès des autres énigmatiques du Paris Match, a certainement de quoi fasciner. Mais il est douloureux d’observer combien elle n’a aucune conscience, notamment de ce qui l’attend après ce cinéma. Douloureux aussi de voir toute la corde que lui donnent les médias pour qu’elle se pende sous nos yeux.

Comment parler de l’immense malaise qui se dégage de cette affaire? Il serait trop simple de s’en détourner en invoquant le voyeurisme ordinaire des masses. Il y a un en-plus. Quelque chose d’absolument fascinant, affolant et répulsif à la fois.

Le destin de Travis Alexander

Travis Alexander était un Mormon pieux, un homme aimé et intégré à la communauté des pratiquants. Il cherchait une femme avec qui fonder une famille. Elle s’est convertie et fait baptiser pour lui, mais il ne voulait pas l’épouser. Selon tous les témoignages, il était inexpérimenté au plan sexuel; elle a tenté de le garder par la sexualité, elle l’a entraîné dans un monde de plaisirs qu’il ne connaissait pas et qui lui étaient strictement interdits en dehors du mariage. Les efforts qu’elle déployait pour se rapprocher de lui ne réussissaient qu’à la disqualifier davantage comme épouse potentielle.

Le destin de Travis Alexander est d’avoir été sauvagement assassiné par une femme incapable de le laisser lui échapper. Qu’elle soit condamnée à mort ou à la prison à perpétuité, la coupable deviendra sans doute folle, oubliée au fond d’une cellule de la prison de Perryville en Arizona.

 

Voir aussiVie ou mort pour Jodi Arias? au sujet du deuxième procès sur sentence qui s’est conclu en mars 2015.

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